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Le démon glacé de la destruction



Et l’impensable devint manifeste : l’Amérique n’est plus notre amie ! Il y a aussi l’horreur du réveil. La mondialisation heureuse, tout comme le doux commerce, n’est qu’une duperie de plus. La dure réalité s’affiche bientôt sans fard. Car la vraie logique du capitalisme, c’est la destruction comme solution à la crise. Encore que le mot servi jusqu’à la nausée cache l’essentiel. Il n’y a pas de crise capitaliste périodique à proprement parler parce que le capitalisme est en lui-même une succession de catastrophes. L’autre fait majeur, c’est la lente sortie de l’Europe de l’histoire tant elle fait figure de simple spectatrice dans le tableau. Le revirement américain est assez cruel à cet égard. Une logique suicidaire s’est enclenchée sans que nous voyions une force capable de s’y opposer.

La course au précipice

J’ai l’honneur de vous annoncer que pour m’enrichir
Je vais tous vous occire !


Les grands médias ont une astuce pour éviter de s’attarder sur le gros problème auquel nous nous affrontons, l’empire absolu de la déraison économique sur le vivant : la psychologie de bazar. C’est ainsi que Trump ne sait pas ce qu’il fait ou que Poutine est habité par la « barbarie slave ».

Et pourtant, avant même la victoire de Trump, les classes dirigeantes américaines commençaient à donner des signes laissant présager une rupture avec les institutions internationales de l’après Seconde Guerre mondiale. S’il en est ainsi, c’est parce que les États-Unis n’arrivent plus à défendre leur hégémonie sur la scène internationale par des méthodes conformes à l’ordre « libéral ».

Tout se passe comme si les classes dirigeantes avaient fini par croire sérieusement au mensonge sur la mondialisation heureuse et le prétendu « doux commerce » faiseur de paix universelle. Or le capitalisme n’a pas de préférence pour un régime politique en particulier : il choisit celui qui favorise le plus efficacement la production de valeur. Le remplacement du capitalisme organisé du type keynésien à partir des années 1970 par le néolibéralisme n’a pas d’autre sens. C’est aussi de cette manière que s’explique le ralliement des capitalistes au fascisme dans les années 1930, le libéralisme étant incapable d’offrir une solution adéquate à la crise de valorisation qui sévissait alors. Le fascisme n’est pas un accident de la modernité, c’est la forme que prend la prétendue démocratie libérale quand les expédients politiques habituels ne suffisent plus à la reproduction du capital. Le fascisme est de toute façon une option autrement préférable aux intérêts du capital que la perspective d’une révolution sociale.

Que le capital ait de plus en plus de mal à se valoriser en exploitant le travail humain ou que les destructions écologiques qu’il provoque pèse de plus en plus sur sa rentabilité, le fait est que le « libéralisme autoritaire » demeure une réponse à sa propre crise. Aussi, le retour au pouvoir de Trump n’est pas un coup de malchance. Il fallait bien un Ubu Roi grotesque et décomplexé pour garantir aux Etats-Unis le maintien de leur position dominante par une violence qui fait penser à ce que Marx écrit à propos de l’expropriation originelle à l’époque de la consécration du capitalisme industriel : une opération menée par les puissances occidentales avec un terrorisme extrême [1].

La ruée actuelle des grandes puissances vers les « terres rares » indispensables aux industries de pointe invalide une autre certitude occidentale. L’impression d’abondance, surtout à l’époque de la crise écologique générale, n’est qu’apparence. Car c’est bien au contraire la rareté qui pousse les grandes économies mondiales à s’emparer, par la force s’il le faut, au Groenland, en Ukraine, sur le continent africain ou partout ailleurs, des métaux précieux.

On ne peut pas comprendre non plus le retour de Trump au sommet du pouvoir si on oublie l’état dans lequel se retrouvent les classes populaires américaines. Depuis le déchaînement du néolibéralisme, ce sont des pans entiers de la vie collective qui se sont effondrés, laissant les communautés entières complètement atomisées. La guerre civile larvée que connaissent les Etats-Unis a sa source dans la décomposition sociale provoquée par la rapacité capitaliste. Dès lors, il a suffi à la droite la plus conservatrice de transformer la question sociale en problème culturel ou de faire appel à la conscience raciale blessée des « petits blancs » pour gagner les suffrages des classes populaires. Mais la hantise du déclin américain est si forte que même les minorités ont basculé dans le camp du « trumpisme », que l’on qualifiera de post-fascisme faute de mieux.

Pour ajouter au triste spectacle, il faut dire que la gauche américaine, radicaux compris, a joué un rôle non négligeable dans la conquête du pouvoir par la droite la plus ignoble. C’est elle en effet qui a procédé à la conversion systématique de la conflictualité sociale en politique identitaire, comme si l’égalité était soluble dans la diversité, abandonnant sur le bord du chemin des classes populaires qui le lui rendent bien. Il ne s’agit pas d’opposer lutte pour la reconnaissance des minorités et libération sociale, mais de constater que la gauche radicale, repliée dans ses bastions universitaires et isolée sans même s’en apercevoir, a été impuissante à empêcher la catastrophe faute d’avoir réussi à articuler les deux. Aujourd’hui les idéologies identitaires sont partout et l’égalité sociale à peu près nulle part. Il est trop tôt pour savoir si le trumpisme réussira sur la durée à faire tenir ensemble ses deux électorats, le « big business » et les classes populaires en proie aux passions tristes, mais on ne voit pas pour l’instant quelle force politique pourrait offrir une sortie par le haut.

Le changement de « style politique » aux États-Unis jette en outre une lumière crue sur un autre phénomène longtemps éludé : la sortie de l’histoire de l’Europe.

La suprématie déchue

Il faudrait partout ajouter « du plus fort » au mot « loi »


S’il y a eu un esprit européen, il n’existe plus guère et l’Union européenne ne sera jamais rien d’autre qu’un marché commun, l’un des pôles de la globalisation capitaliste tout au plus. À aucun moment elle ne s’est présentée comme une alternative au néolibéralisme. Dès l’après Seconde Guerre mondiale, elle s’est arrimée solidement aux États-Unis en espérant profiter des miettes que la nouvelle puissance impériale voudrait bien lui accorder.

Contrairement à ce que les promoteurs de l’UE ont voulu nous faire accroire, ses fins n’ont jamais été l’internationalisme ; sa logique a pu être trans- ou post-nationale, mais à aucun moment internationaliste. C’est bien davantage un territoire où s’affrontent de manière « réglée » des intérêts nationaux. Comment pourrait-il en être autrement au sein d’un espace organisé autour du principe de la « concurrence libre et non faussée » ? C’est ce que la pandémie de covid a révélée, durant laquelle on a vu des Etats censés solidaires se voler littéralement du matériel médical jusque sur les tarmacs des aéroports.

Les grandes puissances européennes, France et Royaume Uni en tête, n’ont jamais rompu avec une nostalgie coloniale qui les a empêchées de renouveler leurs rapports avec les sociétés du sud. La France en particulier a continué de ne reconnaître l’universel qu’en elle-même. Elle reste ainsi très largement prisonnière d’un particularisme qui se pose en universalité. Mais les temps ont changé. Pour avoir été incapable d’inventer une politique de reconnaissance planétaire, elle voit l’Afrique lui fermer sa porte avec fracas.

De l’humanisme au surréalisme en passant par les Lumières, l’Europe a pourtant su parfois se ressaisir en s’ouvrant à l’altérité. De ce point de vue, les décolonisations ont été une occasion manquée.

Si le moment est venu de parler de l’héritage européen, nous pourrions dire qu’il est double. C’est en effet à la fois l’entendement et la raison critique d’un côté, le déploiement de la technique et la volonté de puissance de l’autre. Le premier mouvement aura fini par être subjugué par le second. Cette question d’une histoire posteuropéenne n’est, du reste, pas nouvelle. C’était déjà l’interrogation d’un Paul Valéry et le philosophe tchèque Jan Patočka, qu’il faudrait absolument relire aujourd’hui, a consacré bon nombre de textes à ce sujet.[2]

Revenant sur l’héritage ambigu du mouvement des Lumières, l’historien Antoine Lilti le définit comme celui où l’Europe se prend comme objet de sa critique, comme moment d’autoréflexion si l’on veut par « étrangéisation ».[3] C’est habile parce que cela signifie que ce geste fondateur peut bien être repris par des acteurs d’autres espaces culturels. C’est d’ailleurs ce que l’anticolonialisme a fait dans le meilleur des cas.

Guy Girard – La chouette de l’île de Jeju

Non seulement l’Europe va devoir apprendre qu’elle n’est pas seule au monde, mais encore que les « Autres » ne vont plus la suivre docilement. En a-t-elle pris la mesure ? A entendre les grands médias, nous avons l’impression que la planète entière est derrière l’Occident. Pourtant le « Sud global » s’est démarqué au moment de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie à l’ONU. Un tel positionnement n’est évidemment pas étranger au sempiternel deux poids deux mesures : sanctionner les uns quand on se fait les complices du massacre de tout un peuple ailleurs. Comme si la vie d’un Arabe devait moins compter que celle d’un Européen, comme s’il y avait des humanités plus égales que d’autres… Au fond, ce que les Européens ne pardonnent pas à l’ami américain, c’est la rupture du pacte occidental, l’affaiblissement de son camp et de son identité.

Aujourd’hui comme hier, on croit mourir pour la liberté mais c’est la folie du Capital déchaîné qui nous guette. Entendons-nous bien, l’invasion de l’Ukraine relève du crime et la responsabilité d’une guerre en Europe reviendra à la Russie. Seulement, pour faire oublier leur propre inconséquence, les bureaucrates européens ont vite fait de transformer le peuple russe en ennemi existentiel. Aussi vrai que Trump a sa stratégie pour garantir l’hégémonie états-unienne, Poutine n’est pas dénué d’une certaine rationalité. Certes, il s’est trompé sur les capacités de résistance des Ukrainiens et a surestimé la lâcheté occidentale, mais il a envahi l’Ukraine quand il a compris que l’Europe était trop divisée et trop faible pour l’en empêcher. D’un autre côté, par manque de discernement ou par arrogance, l’Europe n’a pas saisi que la coupe était pleine pour les Russes. Des historiens feront l’analyse des erreurs stratégiques des puissances occidentales depuis la chute du Mur de Berlin et la dissolution de l’Union soviétique. Mais on peut dire que le vainqueur de la guerre froide a pris plaisir à humilier le vaincu. A y regarder de près, la Russie n’a cessé en effet de vouloir négocier avec l’OTAN une place dans le nouvel ordre mondial et à chaque fois elle a eu droit à une fin de non-recevoir. Elle a en outre accepté que l’UE déplace ses frontières toujours plus à l’est alors qu’elle s’était engagée à ne pas le faire. On oublie aussi que dans les années 1990 l’espérance de vie a baissé en Russie et que la société a failli s’effondrer complètement. Cela suffit à expliquer la poussée nationaliste et le soutien populaire à Poutine : il passe à tort ou à raison pour celui qui a évité la désintégration totale du pays. Il faut se replonger dans le livre d’Alexandre Koyré, La philosophie et le problème national en Russie au début du XIXe siècle, pour comprendre à quoi tient une guerre [4]. Il décrit dans son étude un balancement chez les élites russes entre volonté d’ouverture en direction de l’Occident et replis sur le slavisme. Plutôt que de mettre en pratique une politique de coexistence pacifique, les puissances occidentales n’ont fait qu’encourager les tendances les plus conservatrices en Russie. Le pire maintenant serait que l’Europe finisse par se construire politiquement dans la guerre, une menace bien réelle. D’autant que les penchants autoritaires s’affirment au sein même de l’espace européen comme le montre l’arrêt du processus électoral en Roumanie. Car si l’extrême droite progresse dangereusement ici aussi, c’est peut-être moins du fait de l’influence des officines russes dans la vie politique européenne (que dire des intrusions répétées de l’administration Trump dans ce cas ?) que d’une perte de confiance totale des peuples dans les institutions « démocratiques » à force de corruption et d’injustice sociale. Or nous ne voyons guère d’alternative tant l’opposition au capitalisme en guerre est dérisoire.

Combat pour un peu de clarté politique

Ils ne savaient plus quoi faire, maintenant qu'ils avaient étourdiment épuisé les ressources de l'expérience essentielle…


Nous voyons s’écrire sous nos yeux le roman de la fin d’un monde sans que nous puissions en corriger la moindre ligne. Le vieux monde qui meurt, le nouveau qui est lent à apparaître tout à fait, le clair-obscur nourrit une confusion propice au jaillissement de monstres qui nous abusent. La condition postmoderne n’est pas simplement une mode, c’est l’esprit d’un temps qui n’en a pas beaucoup. Ce qui rend tout discernement difficile, c’est la violente rupture avec la période précédente. Le paysage a tellement changé qu’il est compliqué de le cartographier à partir des catégories du passé. Or, tout mouvement révolutionnaire qui saisit mal l’obstacle qu’il affronte est voué à l’impuissance. Des insectes ivres de liberté qui se cognent inlassablement contre une vitre qu’ils ne voient pas. Et quand ils sont brisés par leurs échecs respectifs, ils tombent furieusement à terre pour s’étriller. Telle est la situation dans laquelle nous sommes. La radicalité est aujourd’hui menacée tant par la volonté de pouvoir que par l’idéologie de la nouveauté. Sur les ruines de l’ancienne critique pulvérisée, une « pensée décoloniale » s’est développée ces dernières années, remarquable surtout par son terrorisme intellectuel. Elle est dans une très large mesure responsable de la brutalisation d’une pratique de la controverse pourtant indispensable à la réélaboration d’une critique sociale opératoire. Quant à l’idéologie de la nouveauté permanente, elle anéantit toute possibilité d’appropriation réfléchie de l’héritage révolutionnaire. À passer son temps à tout déconstruire, il n’y a plus de sol où tenir debout. Si la vérité pour une théorie critique c’est la réalité sociale-historique, alors un certain aveuglement postmoderne l’occulte davantage qu’il ne la révèle. Les tentations restauratrices de critiques d'origine dans toute leur pureté sont pourtant tout aussi vaines. Il faut apprendre à vivre, penser et agir au milieu d’un fourmillement de points d’interrogation. Plutôt que son ombre, c’est le renversement du système capitaliste lui-même qu’il faut imaginer en pensée et en action.


1. Karl Marx, L’Expropriation originelle, Éditions Les Nuits Rouges, 2001.

2. Paul Valéry, « La Crise de l’esprit », Œuvres 1, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957 et Jan Patočka, L’Europe après l’Europe, Verdier, 2007.

3. Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Seuil, coll. Points, 2022.

4. Alexandre Koyré, La Philosophie et le problème national en Russie au début du XIXᵉ siècle, Gallimard, coll. Idées, 1976.