Article du numéro 31 :
télécharger le bulletin

Négatif , bulletin irrégulier

 Accueil - Anciens numéros - Articles 

 
 




Tout en surface



Riche en ambiguïté, l’écran est bel est bien l’objet fétiche de notre temps. Il se prétend fenêtre ouverte sur le monde, et depuis qu’il a pris place dans la plupart des poches, il contribue à la fausse conscience de tout un chacun sur la place réelle qui lui est octroyé dans le système monde.

Au sens premier, le mot écran n’a aucun rapport avec celui qui lui est le plus communément accordé aujourd’hui, il lui est même diamétralement opposé. Un écran est d’abord un panneau qui arrête la lumière, qui empêche de voir, qui protège, sépare. Le traditionnel écran de cinéma relève encore de la première définition. Il stoppe les rayons du projecteur. Il est comparable en cela à la lune qui reçoit sa lumière du soleil. Il prend place dans un espace, limité, celui de la salle de projection. L’apparition des écrans de télévision marque une évolution radicale du sens du mot. Il est bien évident que c’est par assimilation aux écrans de cinéma, parce qu’il permet de voir des images, même si elles ne sont plus projetées, mais télétransmises. À la différence des écrans de cinéma, il ne fait pas écran à la lumière du projecteur. Les myriades d’écrans qui de nos jours illuminent en continu les visages tirent leur lumière d’eux-mêmes. Cette définition que donne Guy Debord du spectacle convient parfaitement à « l’écran » dans l’acception dernière du mot, écran qui, s’il s’ouvre sur quelque chose, ne s’ouvre jamais que sur le spectacle : « Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire. » [1]

Cette pseudo-fenêtre, ouverte sur le pseudo-monde, se révèle en fait le plus impénétrable des écrans, au sens premier du terme. Ces écrans-là séparent de tout : du réel, du vécu, des autres êtres, du vrai. Et l’on sent frémir les postmodernistes, à l’idée même qu’il puisse exister du vrai.

* * * * *

Ainsi le sens privilégié par la domination est celui de la vue. Le monde doit se contenter d’être une surface, qui se présente à la vue, mais derrière laquelle il n’y a rien à voir, et les seules opérations de la pensée autorisées et encouragées désormais sont celles qui ramènent à cette surface qui constitue la face immuable et énigmatique du monde. Ce n’est même pas derrière cette surface que se dissimule la domination. Elle est cette surface, plus impénétrable que les murailles du Château de Kafka, pourtant si difficile d’accès. Tout peut se voir, tout doit se voir, tout est transparent. Mais comme dans 1984, d’Orwell, où la vérité c’est le mensonge et la guerre la paix, la transparence, c’est l’opacité.

* * * * *

Dans les années cinquante déjà, c’est dans le domaine culturel, littéraire pour être plus précis, que le sens de la vue tend à se substituer à tout autre mode de perception du monde. C’est au cours de cette période de l’après-Seconde Guerre mondiale que la modernisation capitaliste s’accompagne d’une nouvelle sophistication de la domination spectaculaire. La psychologie et les autres sciences humaines, toute une culture domestiquée, offrent désormais leurs services. C’est précisément à cette époque que naît le structuralisme, et c’est à ce moment que se développe en France, sous le nom de nouveau roman, une sorte d’objet littéraire non-identifié et assez difficile à définir, même de la part des protagonistes.

Dans un article intitulé « Littérature objective », Roland Barthes analyse ainsi l’écriture d’un « nouveau romancier » : « Robbe-Grillet impose un ordre unique de saisie : la vue. L’objet n’est plus ici un foyer de correspondances, un foisonnement de sensations et de symboles : il est seulement une résistance optique. (…) l’objet de Robbe-Grillet n’est pas composé en profondeur ; (…) l’objet n’existe pas au-delà de son phénomène » [2]. Résistance optique. Traduisons : écran, surface, sans autre caractéristique que de s’offrir au regard et de résister à toute forme de tentative d’en percer le sens. Et dans ce rapport aux objets, c’est de l’homme qu’il s’agit. Barthes et Robbe-Grillet le confirment : « ‘‘La condition de l’homme, c’est d’être là.’’ Robbe-Grillet rappelait ce mot de Heidegger à propos de En attendant Godot. Tout l’art de l’auteur, c’est de donner à l’objet un ‘‘être-là’’ et de lui ôter un ‘‘être quelque chose’’. » [3] (…) « La tentative de Robbe-Grillet (…) vise à fonder le roman en surface : l’intériorité est mise entre parenthèses, les objets, les espaces et la circulation de l’homme des uns aux autres sont promus au rang de sujets. Le roman devient expérience directe de l’entour de l’homme, sans que cet homme puisse se prévaloir d’une psychologie, d’une métaphysique ou d’une psychanalyse pour aborder le milieu objectif qu’il découvre. » [4] Mais cette « expérience directe » constitue-t-elle une expérience ? Un insecte qui se cogne contre une vitre fait peut-être, sans le savoir, l’expérience de la transparence et de sa dureté, mais renoncera-t-il pour autant à se cogner contre la vitre ? Le regard est condamné à errer à la surface des choses, où il rebondit. Il se heurte à leur « être-là ». Il ne peut y chercher la moindre signification, ce qu’exprime pertinemment Kristin Ross : « Les objets recensés par Balzac se trouvent écrasés sous le poids de tout ce qu’ils sont censés signifier ; chez Robbe-Grillet, les objets, présents en eux-mêmes et pour eux-mêmes, se trouveraient affranchis de toute signifiance proprement humaine. Balzac représente ‘‘les vieux mythes de la profondeur’’ pour Robbe-Grillet, qui se propose d’y substituer un ‘‘univers plat et discontinu où chaque chose ne renvoie qu’à elle-même. » [5]

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de faire un exposé sur le Nouveau Roman, mais simplement d’illustrer, à travers une mode assez significative de l’époque charnière de la modernisation capitaliste en France, une tendance qui ne fait que s’affirmer en une accélération constante aujourd’hui. En effet, du « circulez il n’y a rien à voir », nous sommes passés au « contentez-vous donc de voir ce qu’on vous donne à voir, et uniquement à voir ». De même que les objets, les individus réifiés, condamnés à ne rien pouvoir saisir du fonctionnement du monde dans son simple « être-là », ne peuvent donc, eux-aussi, être renvoyés qu’à eux-mêmes. Ce qui fait que l’homme devient un étranger en ce monde qui n’est pas le sien, et ce serait pure folie que de vouloir chercher une signification à tout cela. Il devient lui-même une chose, une chose pour les autres, et les rapports que les hommes entretiennent entre eux sont des rapports de chose à chose.

Que le regard soit condamné à ne pas chercher au-delà de la surface des choses revient à dire qu’aucune connaissance réelle du monde et de son fonctionnement n’est possible et même souhaitable. C’est l’idée même de vérité qui est remise en cause, et elle le sera par la vulgate postmoderniste qui se profile. Aucune forme de vérité [6] sur le monde ne peut émerger, non seulement parce qu’il est difficile de l’atteindre, mais parce qu’il n’y en a pas, ou alors c’est une vérité produite émanant des pouvoirs, « un effet de vérité », dans un contexte historique donné. Il nous faut donc faire avec et nous contenter d’agir à la marge. Il n’est en tout cas plus question de tenter d’interpréter ou de critiquer la réalité de manière globale et approfondie. Il serait illusoire de vouloir opposer la vérité aux « effets de vérité ». Si l’on reste dans la même logique, pourquoi continuer à parler même de beauté, de poésie ? Dans ce relativisme absolu, qui renvoie ces « effets de vérités » les uns aux autres en les rendant de fait équivalents, il n’y a plus de place que pour de petits accommodements avec le monde, avec le monde de la domination, auquel notre destin serait nécessairement lié. C’est ce que les postmodernistes appelleront « la fin des grands récits ».

* * * * *

Il peut paraître un peu périlleux de passer de considérations sur le nouveau roman et quelques bribes d’idéologie postmoderniste à l’exercice bien concret de la domination, politique, économique. Mais c’est que cette idéologie, qui s’est développée parallèlement à certaines transformations majeures dans l’exercice pouvoir, en évolution permanente, a toujours été au fond l’idéologie utile de la domination spectaculaire. Elle a ouvert de nouveaux fronts comme on perce des impasses, comme on dispose des leurres. Alors que Kafka nous engageait à nous méfier, les littérateurs du vide et alii nous incitent à accepter notre condition d’homme moderne, devenue postmoderne, celle de spectateur. Comme s’il assistait à un match de tennis, le spectateur postmoderne tourne la tête, à n’en plus finir, une fois dans un sens, une fois dans l’autre, pour ne contempler à droite et à gauche que le pareil et le même. Les péripéties ne sont que des moments du spectacle, elles sont effacées les unes par les autres. Elles sont là et n’y sont pas. Elles étaient là et n’y sont plus. Rien n’a de sens.

C’est ainsi que toutes les gesticulations du pouvoir ne peuvent désormais être que vues, le plus souvent sur ces écrans dont nous parlions. Elles deviennent éléments du décor-spectacle, phénomènes de surface qui sont dans l’ordre des choses. Elles n’ont plus de réelle signification. L’abondance de leurs contradictions internes ne pose même plus de problème. Au contraire, ce sont ces contradictions qui en renforcent le caractère vain. C’est la déconsidération de l’idée de vérité (on parle aujourd’hui de post-vérité), ainsi que l’effilochage progressif de toute forme de mémoire, depuis que celle-ci s’est trouvée délocalisée dans les disques durs, voire confisquée dans le « cloud », qui rend ces gesticulations possibles. La société, depuis le début de la pandémie qui a débuté en France en février-mars 2020, est devenue une sorte de laboratoire à ciel ouvert. S’il est un domaine où la domination a réussi depuis bien longtemps déjà, c’est celui-ci : transformer la plupart des êtres humains en monades désorientées. Que dès le départ les connaissances sur ce coronavirus aient été imparfaites, et qu’elles le soient encore aujourd’hui, est une chose ; que les annonces les plus contradictoires se soient régulièrement succédé en est une autre. Nous n’en ferons pas la liste exhaustive, nous nous contenterons de rappeler quelques faits qui ont marqué les esprits attentifs, avant d’être engloutis dans le trou noir qu’est devenue la mémoire collective. Que le port d’un masque puisse être d’abord considéré comme inutile, avant de devenir nécessaire puis obligatoire, que les déplacements puissent être interdits, puis encouragés dans certaines limites, pour les vacances par exemple, puis à nouveau interdits jusqu’à nouvel ordre, que des vaccins soient prônés avant d'être déconseillés aux plus âgés, puis aux plus jeunes, avant que les plus âgés ne soient à nouveau concernés, bref, tout cela finit par faire passer le message qu’il est impossible de se faire une idée de ce qui est vrai, sous prétexte de connaissances insuffisantes. Il n’y a plus rien à chercher au-delà. C’est en tout cas ce que nous sommes supposés croire.

* * * * *

La période actuelle se vautre dans l’espace beaucoup plus que dans le temps, comme si tout ce qui se disait et s’écrivait s’effaçait au fur et à mesure, comme des pas dans le sable sous l’effet du vent qui souffle de plus en plus souvent et de plus en plus fort sur la surface de cette planète, pour ne plus laisser d’abord qu’une vague empreinte, et puis plus rien. Chaque jour, les foules sont travaillées au corps. On leur dit blanc un jour, noir le lendemain, et cela n’a aucune influence sur la conduite des affaires, ne provoque aucun scandale ni même le plus petit semblant d’émoi. Et tout un chacun est enclin à se dire qu’il est bien vain de chercher à savoir ce qui est vrai ; et d’ailleurs, que cela n’a aucune importance ; que nous n’avons plus qu’attendre le monde d’après ; que nous sommes au bout du tunnel. Le problème est qu’à la sortie du tunnel il y aura un autre tunnel, plus long peut-être.

La crise que nous vivons n’est jamais qu’une des différentes facettes de la crise fondamentale d’un système qui débouche nécessairement sur des crises, tant il offense en permanence les désirs et la raison des hommes, lui qui prétend détenir le monopole de la raison, sa raison, la raison économique à laquelle il réduit la vie sur Terre, alors que tout montre que cette raison est précisément le sommet de la folie.



1. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Champ libre, 1971, p. 13.

2. Roland Barthes, « Littérature objective », paru initialement dans la revue Critique, en juillet 1954, republié dans Essais critiques, Paris, Seuil, « Points Essais , 2000, p.33. Pour une critique du Nouveau Roman, consulter Nelly Wolf, Une littérature sans histoire, Genève, Droz, 1995.

3. Ibid., p.34.

4. Ibid., p.43.

5. Kristin Ross, Aller plus vite, laver plus blanc [1995], Paris, Abbeville, 1997. Les citations de Robbe-Grillet sont extraites de Pour un nouveau roman.

6.Précisons tout de suite, au cas où cela serait nécessaire, qu’il n’est bien évidemment pas question ici d’une quelconque forme de vérité révélée. Il s’agirait plutôt de la vérité critique, de la recherche du vrai, de la mise à nu du fonctionnement réel du monde, exprimée ainsi par Guy Debord, dans la thèse 10 de La Société du spectacle : « Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle la découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible. » (p.12) Et le sens de la vue reprend ici toute sa force.